De l’Immortalité, des Races et du Changement – méditation d’un Elfe blasé

“Haut-elfe. Elfe noir. Elfe, Alfe. Ces opposés tournent dans sa tête comme deux pôles autour de l’axe de sa conscience.
Est-il un elfe Haut, ou un elfe noir?
Pourquoi “haut” elfe d’ailleurs?
Ils étaient les elfes de la Haute. Ils faisaient construire des pyramides pour canaliser la magie solaire et astrale.
Il n’y avait qu’eux pour resplendir de puissance et de noblesse.
Donc il était Haut-Elfe, n’est-ce pas?…
Ces considérations étymologiques et historiques ne dérangent pratiquement personne. Les Elfes d’Égypte sont des Haut-Elfes, c’est tout.
Mais en regardant l’Histoire d’un peu plus près, c’est à se poser des questions.
Si les Haut-elfes sont des Elfes nobles de nature et supérieurs, et si, comme laisse à penser la théorie communément admise, il n’y a rien de plus pur qu’une souche originelle, alors les Haut-Elfes devraient être leurs ancêtres.
Problème: leurs ancêtres, les Elvyres, sont maintenant retirés du monde. On ignore où ils sont passés, la plupart tendent à penser qu’ils sont morts. Mais il n’y en a aucune preuve.
Il retint un ricanement; en fait, si l’on s’en tient aux définitions vernaculaires, les elfes noirs retirés du monde seraient les descendants directs de leurs ancêtres. Les Haut-elfes d’autrefois étaient devenus les elfes noirs d’aujourd’hui et inversement.
Donc les Elfes d’Égypte étaient des Haut-elfes dans l’esprit de tous. Mais en vérité, ils étaient elfes noirs à l’origine.
Ces considérations étaient stériles, certes, mais il se plaisait à réinterpréter l’Histoire de son peuple depuis le schisme qui créa deux lignées parallèles et opposées: elfes et vampires.
C’est à se gausser; les plus jeunes elfes d’aujourd’hui ont du mal à s’imaginer avoir une parenté avec ces monstres, ces derniers n’ayant presque rien d’elfique… encore que; en y réfléchissant bien, en observant bien, – il eut un frisson – , les vampires, noctambules, sont à maints aspects plus proches des Elvyres que les elfes. Donc en vérité, les elfes n’avaient presque plus rien d’elfique.
Le frisson se changea en grimace ironique.
Ah, les vicissitudes des Millénaires. L’ironie de l’Histoire. Les méandres de l’Évolution.
Peu importait en soi; ce qui comptait, c’était de dominer. Le plus longtemps possible. Et de laisser perenne sa marque pour que l’on se souvienne de soi.
C’était là la seule véritable, superflue, changeante et fragile, immortalité à laquelle toute créature, aussi prétendument éternelle qu’elle soit, pouvait aspirer.”

Deux Changelins

Se font face deux jeunes hommes.
Deux reflets de l’autre.
Les deux affichent le même air éberlué.
Tous deux semblent perdus, pris de cours, dans le regard de l’autre.
Il dure le temps d’une infinie seconde, puis, lorsque le temps semble accorder au cliché yaoi un répit, l’un d’eux choisit de bouger. Il prend un air goguenard et salue son double nonchalamment.
L’autre met un peu plus de temps à sortir de l’étonnement, mais devant l’attitude de son sosie, prend une posture de défi. La foule d’adolescents et jeunes adultes autour d’eux commence à s’écarter, comme tout figurant insignifiant se doit de faire lorsque l’action s’apprête à avoir lieu.
L’air devient électrique. Tous peuvent sentir autour d’eux un courant invisible accélérer telle une tornade, alors que l’air s’alourdit et s’appesantit sur leurs pauvres enveloppes charnelles. Les deux jeunes hommes s’étudient du regard. L’un d’eux fait mine de rien, comme si l’effervescence qu’ils provoquaient lui était indifférent ; l’autre, plus calme, mais par là plus intense, l’observe attentivement.
« Alors te voilà. Qui aurait cru. Deux faces d’une même pièce. Deux âmes pour une seule place en ce monde. Ça va ? A l’aise ? D’où tu crois que tu mérites de te présenter ici ? Tu penses que quelqu’un ici a envie de toi ? Je vais te dire : tu ne devrais même pas exister. Retourne dans ton monde maudit. »
Le badaud a brisé le silence ainsi que la glace, mais point le reflet qui l’écoute sans répondre. Le silence retombe et l’intensité de l’atmosphère ridiculise cette vaine tentative de provocation. Alors que celui qui a parlé renifle négligemment pour se donner contenance, l’autre se met enfin à bouger. Doucement, lentement, il fait un pas sur le côté… puis un pas de l’autre. Il penche sa tête sur le côté. Puis de l’autre.
Son opposant rit nerveusement. Il lance un commentaire pointant le ridicule de cette danse. Mais personne ne le suit. Il doit faire face à ce qu’il tente d’esquiver. Alors il arrête de parler et regarde à son tour.
Le regard perdu dans celui de l’autre, le mouvement s’imprime dans son corps. A commencer par la tête ; d’un côté, puis de l’autre. Tout sourire s’efface, rien de plus qu’une fascination inquiète ne paraît. Puis ses épaules. A gauche, à droite. Enfin, c’est tout son corps qui suit les mouvements de balancier de son reflet. Ils se synchronisent.
Bientôt c’est tout le cercle de témoins qui accompagne la danse. Tous sont fiévreux. Tous n’attendent qu’une chose : qu’ils s’unissent. Un pas de côté, un pas de l’autre. Ils hurleraient si leur voix n’était pas séquestrée au fond de leur gorge, presque à l’étouffement. Et pourtant, ils resteront jusqu’à la fin. Et pourtant, ils ne sont rien dans la bulle des deux sosies ; pour eux, rien de plus n’existe que leur reflet. Le monde tout autour semble s’évanouir.
Le plus calme des deux, le plus concentré, le plus sûr de lui, celui qui a initié l’incantation silencieuse, sait qu’il n’a qu’une chose à faire. Il n’est pas venu dans ce monde pour rien. Il n’a pas fui les monstres pour rien. Ce monde est aussi sien, et, si personne ne veut de lui, il prendra la place qui lui revient. Il s’approche d’un pas. L’autre devant en fait de même, fasciné. Quel pauvre être, si faible et influençable. Il ne connaît pas la chance qu’il a eut de naître sur Terre. Il ne sait pas à quel point il est jalousé.
Un autre pas. S’unir à lui est la seule chose à faire. Resserrer les liens karmiques qui les relient déjà. Nemesis. Âme sœur. Alter-ego… Doppelgänger.
Encore un pas. C’est le moment. L’autre est à sa merci. Il tend sa main ; l’autre suit son geste…
Puis brise le contact. D’un sourire narquois, le badaud retire sa main juste au moment où elle allait toucher celle de l’autre et s’arrête net de danser. Autour d’eux le courant, alors torrentiel, devient fou ; perturbés, leurs spectateurs sont soumis à une véritable torture silencieuse ; ils ne peuvent ni se balancer, ni rester immobile. Le rythme est cassé, le chaos s’installe. Ils ne peuvent pas fuir non plus ; et cela n’effleure même pas sa conscience, à lui qui n’a que faire des autres. Et encore moins de ce Doppelgänger venu lui arracher la vie.
Il éclate d’un rire triomphant lorsque son opposant titube, choqué, pantelant.
« Oh, mais que vois-je ? Tu voulais… tu pensais que moi, j’allais me synchroniser avec toi ? Qu’on allait devenir des âmes sœurs, évoluant dans ce monde liés à jamais, pour le pire et pour le meilleur, qu’on se battrait pour notre âme partagée, qu’on se donnerait à l’autre sans retenue ? Quoi, tu me croyais crédule ? » L’autre se calme et reprend contenance. Il se redresse, une étincelle de haine dans les yeux.
« C’est quoi ce regard, espèce de monstre ? Oh, tu me hais à ce point ? Et tu croyais pouvoir te synchroniser sainement dans cette condition ? T’es vraiment taré. Retourne d’où tu viens. T’as pas ta place ici. C’est moi qui suis là. Toi… toi t’as aucun droit d’existen- »
Il n’a pas le loisir de finir sa phrase. L’autre lui envoie un violent coup de poing qui le fait valser avant de tomber lourdement à terre ; autour d’eux, le courant explose en tous sens et les spectateurs sont libérés de leur entrave magique ; ils s’enfuient en courant, leur voix libérée hurlant leur souffrance et leur effroi. L’indésiré se poste à califourchon sur son adversaire et le roue de coups au visage. Un coup droit. Un revers. De plus en plus fort. Sous lui, l’autre a du mal à encaisser ; il s’est déjà battu plusieurs fois dans sa vie, mais jamais il n’avait été en position de faiblesse. Et l’autre… il frappe avec tellement de hargne ; il parvient tant bien que mal à se protéger le visage tuméfié de ses bras, et aperçoit l’œil de son sosie. L’effroi qu’il sent cavaler sur son échine n’a d’égal que la rage qui s’exsude de cet œil, haineux, fou, larmoyant de colère et d’envie de meurtre. Jamais il n’avait vu de telle rage. Il prend peur pour sa vie, pour la toute première fois. Il mesure enfin l’ampleur de la situation.
L’autre est un monstre.
C’est son reflet.
C’est lui.
Il est le monstre…
La réalisation le fait effleurer une cruelle vérité. Au fond de la pupille de son double, il voit défiler, trop vite pour qu’il parvienne à retenir, une vie de souffrances et de calvaires. Un sacrifice inhumain pour s’extirper d’une bourbe infâme et aboutir enfin sur cette Terre. Ces visions fugaces l’accablent ; il oublie qui il est, l’espace d’une fraction de seconde ; quelque chose en lui se réveille d’un coup, et, dans un craquement que nul n’entend, il prend conscience.
A cet instant, toute la hargne de l’agresseur se transmet à sa victime ; mût d’une énergie insoupçonnée, il se redresse et repousse l’attaquant. Ils se font face de nouveau. De nouveau, la synergie reprend. Inversée. Leur regard croisé provoque une étincelle ; juste ce qu’il faut pour enflammer leur âme. Leur esprit consumé n’a qu’une seule issue : le combat. Et dans cette autre forme de danse, une nouvelle incantation silencieuse se chante dans leur sueur et dans leur sang. Une autre forme de synchronisation, scellée dans la violence.
Hors de leur ring d’énergie, les renforts armés appelés peinent à percer. Ils doivent tout arrêter avant que cela ne dégénère… Mais trop tard.
Une balle siffle et fend les airs ; elle explose au contact du courant, créant une brèche par où passe sa sœur jumelle qui, elle, traverse l’épaule de l’un des combattants et le bras de l’autre pour ressortir de l’autre côté et se nicher finalement dans le mur opposé. Elle laisse derrière elle, dans chaque chair traversée, un morceau métallique qui entre instantanément en écho avec ses pairs, électrocutant les deux jeunes hommes. La magie ambiante se disperse dans une gerbe brûlante. Les « renforts » regardent les deux combattants convulser puis s’effondrer inconscients. Ils s’écartent respectueusement lorsque la tireuse, leur supérieure, traverse leur troupeau pour jeter un regard désabusé sur la scène.
« Ah, là là… Ils apprennent rien, là-haut. Ils savaient pourtant que c’était dangereux. » Elle pose son regard dédaigneux sur les deux corps inertes, secoués de temps à autre par un tressautement respiratoire et nerveux, preuve qu’ils étaient encore en vie.
« Pfff… Ces Changelins. Beaucoup trop puissants. Beaucoup trop instables. Beaucoup trop… susceptibles. Et par-dessus le marché, le double féerique survit et rapplique. On devrait l’enfermer pour étude, mais non ! Laissons-les se rencontrer ! C’est un grand moment ! Ils sont liés par un lien infiniment plus profond que ce qu’on pourra jamais imaginer et patati et patata, mais REGARDEZ-MOI CE BORDEL ! CA C’EST CE QUI S’APPELLE CRÉER DU LIEN ! MAIS OUI BIEN SUR ! »
Personne ne bronche pendant qu’elle pique sa crise et écrase son talon haut sur un bouquin abandonné au sol. Lorsqu’elle est calmée, elle ordonne qu’on apporte le brancard et que soient évacués ces deux bombes à retardement. Elle ne veut plus les voir avant qu’ils se soient CALMÉS et qu’ils aient TISSÉ LEUR PUTAIN DE LIEN FRATERNEL. Ils sont plus que frères, après tout. Ils sont fondamentalement la même personne.
Le Changelin et son Doppelgänger…
Lequel est quoi, nul ne saurait dire.
Et c’est sans importance.